• Par Bénédicte BRUNET-LARUCHE

    Novembre 2011 : la faillite économique de la Grèce s’étale dans les journaux. Un gouvernement par intérim dirigé par Lucas Papadémos est investi sur injonction européenne. Il n’y a pas eu d’élections, il n’y a pas eu de choix démocratique. Peu de temps après, le même processus se passe en Italie.

    Je ne suis qu’une citoyenne européenne ordinaire simplement sidérée. Sidérée alors même que ces informations sont abattues et rebattues sur la table médiatique dans l’indifférence générale. Que des dirigeants de pays souverains puissent être écartés en dehors de toute élection afin de disposer de gouvernements capables de restaurer la « confiance des marchés » ne semblent pas plus poser question que les résultats de rugby ou de foot. Les dirigeants de ces pays européens investis « hors démocratie », tout autant que le président nommé à la Banque Centrale Européenne (BCE) ont des liens très étroits avec la banque Goldman Sachs, dont les instruments financiers ont joué un rôle important dans la crise de 2007 [1]. Mais ce délicat maillage d’intérêts convergents entre finances et politique ne suscite pas beaucoup plus de réactions. Si Le Monde souligne le 14 novembre la présence de L. Papadémos comme président de la banque centrale grecque au moment du passage de la Grèce dans la zone euro et le maquillage des comptes publics sur les conseils de la banque Goldman Sachs, le même journal estime trois jours avant que « le profil du nouveau premier ministre grec va rassurer les dirigeants européens et les milieux économiques » [2]. La situation exceptionnelle, l’urgence et la crise justifient de recourir à un « gouvernement d’union nationale » et de placer la démocratie en coma artificiel. En voulant comprendre les crises des dettes européennes, un rapport d’information semble être passé inaperçu. Relatif à « La Grèce et la zone euro, un an après », il a été présenté par deux sénateurs français à la commission des affaires européennes en juin 2011 [3]. Cet article analyse les propos de M. Humbert (sénateur UMP) et M. Sutour (sénateur socialiste) et leur éclairage sur l’inadéquation des mesures imposées par l’Union européenne à l’égard de la Grèce tout autant que sur la mise sous surveillance de la parole politique.

    La crise de la dette grecque, de Papandréou à l’aide européenne

    Remontons en arrière. Le gouvernement de George Papandréou (PASOK, socialiste) élu en octobre 2009 annonce dès le mois suivant les premières estimations du déficit budgétaire, autour de 13% du PIB, soit le double de ce qui avait été initialement annoncé. L’incurie de gouvernements qui se sont endettés jusqu’à saturation est dénoncée. Immédiatement, les agences de notation financières, qui savent accorder les meilleures notes à des produits dérivés ou à une entreprise telle qu’Enron quatre jours avant sa faillite, annoncent la baisse de la note de la Grèce.

    Mais comment cette accumulation de dettes n’a-t-elle pas été dénoncée par l’Union européenne qui fixe pourtant des critères économiques sur le déficit public ? Sur ce point, les journaux apprennent que le gouvernement grec a pu masquer en toute impunité une partie de son déficit, grâce aux conseils et produits dérivés de la banque Goldman Sachs, permettant une levée de fonds hors bilan [4]. Les journaux apprennent également que L. Papadémos, qui vient d’être nommé en dehors de tout processus démocratique comme premier ministre de la Grèce en novembre 2011, fut pour sa part gouverneur de la Banque centrale grecque entre 1994 et 2002 au moment où la Grèce entre dans la zone euro, puis vice-président la BCE. Le « sauveur » de la Grèce a donc lui aussi collaboré à l’opération de falsification des comptes réalisée avec le concours de Goldman Sachs, tandis que le nouveau directeur de la BCE depuis le 1er novembre 2011 n’est autre que l’ancien vice-président de Goldman Sachs entre 2002 et 2005.

    Mais la question des convergences entre les banques et le pouvoir politique n’est qu’à peine soulevée. Il faut AGIR. L’Eurogroupe et le FMI décident d’accorder une aide de 110 milliards d’euros sur 3 ans à la Grèce en avril 2010. En contrepartie, la Grèce est sommée de mettre en œuvre des réformes structurelles. Il s’agit de réduire sa dépense publique, en réformant les régimes de retraites publics et privés (dont le plafonnement du montant global des recettes versées) et en limitant les dépenses de santé, notamment de médicaments. Au-delà de la réduction de la dépense publique, la Grèce est appelée à « moderniser son économie », c’est-à-dire comme l’indique le rapport de juin 2011 « d’ouvrir à la concurrence » le transport routier, de prendre des « mesures d’assainissement des entreprises publiques », nous comprenons plus loin qu’il s’agit d’opérer des licenciements, d’« améliorer la compétitivité », « de réduire le personnel et le périmètre de la fonction publique » jugée « pléthorique ». Les sénateurs estiment ainsi que « l’opérateur ferroviaire maintient une cinquantaine de lignes rendues obsolètes par la création d’autoroutes ». Pourquoi faire le choix pour l’avenir du secteur autoroutier au détriment du transport ferroviaire ?

    Les sénateurs qui ont présenté leur rapport sur la Grèce en juin 2011 sont issus de deux mouvements opposés politiquement, mais leur rapport véhicule le même discours usé et roboratif sur fond d’idéologie néolibérale. La fiscalité leur semble archaïque car elle pèse trop lourdement sur les entreprises, mais apparemment pas assez sur les consommateurs. Ainsi quand le taux de l’impôt sur les sociétés atteint plus de 40% « alors que les pays voisins bénéficient de taux réduits (Bulgarie, Chypre, Roumanie) ou d’exonérations (Turquie) », ces États limitrophes apparaissent comme autant d’idéaux à atteindre pour la Grèce dans une course effrénée au moins-disant fiscal. La baisse du taux d’impôt sur les sociétés, donc des rentrées fiscales, est revendiquée par nos élus dans la mesure où cet impôt pèse trop « injustement » sur la compétitivité des entreprises. Parallèlement il est mis au crédit de la Grèce d’avoir augmenté la TVA de 21 à 23%, réduit les salaires publics et gelé les pensions, en d’autres termes d’avoir réduit le niveau de vie des Grecs. Le raisonnement semble corrompu.

    Contreparties de l’aide européenne : produire pour exporter et casser l’État social

    L’objectif de renforcer la production et la compétitivité des entreprises grecques par rapport à leurs voisins directs tout en réduisant la capacité de consommation des grecs, crée un hic, et même deux hic.

    Vive l’exportation par les grands groupes ! Pour quelle croissance ?

    Premier hic. En renforçant la productivité des entreprises on envisage le renforcement de leur production même, mais avec une baisse parallèle de la consommation. Qui va alors consommer ces productions supplémentaires attendues ?

    L’exportation, suis-je donc bête … Pourtant les sénateurs soulignent que les trois quarts de la création de valeur en Grèce dépendent de la demande intérieure. Ils estiment alors que la Grèce doit « inventer un nouveau modèle de croissance ». Ce nouveau modèle de croissance préconisé consiste à accroître la taille des entreprises et à orienter délibérément la stratégie économique vers l’exportation. Comme le souligne MM Humbert et Sutour, « c’est l’ensemble du tissu économique qu’il convient de revoir, la Grèce étant caractérisée par la surreprésentation des petites entreprises (930 000 sur 960 000) composées en moyenne de quatre salariés et l’absence de dynamique industrielle ». Ces mêmes sénateurs qui souligneraient l’importance des PME pour la création d’emploi dans leurs discours destinés à l’électorat français, préconisent à l’extérieur un modèle unique de croissance autour de grands groupes industriels produisant pour exporter. Il convient selon ces sénateurs de « s’affranchir d’un modèle de croissance complètement dépendant de la demande interne ». En effet ! Les mesures européennes et du FMI limitant le niveau de vie de la population grecque, il devient alors incontournable de s’orienter vers un modèle de dépendance à l’exportation.

    Or ce « nouveau modèle de croissance » est celui unanimement préconisé en Europe, aussi bien en Grèce qu’au Portugal ou encore en Espagne et en Irlande. Des politiques économiques exclusivement tournées vers l’exportation en Europe sont alors amenées à se concurrencer si elles ne sont pas réfléchies en commun, conduisant à une course au moins-disant fiscal et social. Or il n’est mentionné aucune perspective d’accord entre pays européens sur le plan économique en dehors d’indicateurs macro-économiques imposant un niveau minimal d’exportation et un niveau maximal de coûts unitaires du travail. Le rapport rappelle seulement que la commission européenne a invité en janvier 2011 les États à « réduire leurs écarts de compétitivité en relevant l’âge de départ à la retraite et en prônant la modération salariale ». Aucune perspective de politique économique commune n’est donc envisagée à l’exclusion d’une plus grande libéralisation du marché. L’Europe devrait encourager les complémentarités, elle ne sait en l’état actuel que générer des compétitions économiques sur les marchés au détriment des peuples.

    Par ailleurs, la « nouveauté » de ce modèle de croissance économique mériterait quelques explications, tant ce modèle s’est trouvé encouragé il y a plus d’un siècle avec la révolution industrielle, favorisant les conquêtes impériales dans une compétition infernale entre nations européennes. Encouragé encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sur fond de guerre froide, ce « nouveau » modèle de croissance reste préconisé alors même qu’il montre des signes d’essoufflement dans un monde aux ressources limitées et menacé par une crise écologique majeure. Les sénateurs rappellent d’ailleurs que le gouvernement Papandréou tant vilipendé s’est battu pour « la promotion d’un nouveau modèle de croissance, reposant sur l’écologie et censé attirer les investisseurs », en se fixant à l’horizon 2020 un objectif d’augmentation des énergies renouvelables. Mais MM Humbert et Sutour, sans remettre en cause cet aspect mais sans le soutenir davantage (le terme censé soulignant bien leur piètre estime de ce modèle de croissance), estiment que « d’autres secteurs méritent (…) d’être soutenus » et de donner l’exemple d’un tourisme haut de gamme, de l’industrie de la défense ou de la recherche.

    Une aide et des contreparties inefficaces. Vive la dette !

    Deuxième hic. La baisse des salaires, des retraites et de la consommation privée, la hausse du chômage ne peuvent se traduire que par une baisse des rentrées fiscales et des cotisations sociales. Même si les dépenses publiques sont restreintes, le déficit public ne peut que s’accroître, et avec lui le niveau de l’endettement. Au final les mesures d’austérité préconisées pour lutter contre un endettement public ne font que le développer. Les élus français soulignent que l’aide européenne est doublement inutile, voire néfaste. D’une part elle renforce la méfiance des marchés puisqu’il s’agit d’une charge supplémentaire pour l’État qui voit donc sa dette s’alourdir d’autant. D’autre part cette aide est conditionnée, conformément à la pratique du FMI et de la banque mondiale depuis trente ans, à des plans d’austérité « assimilés à un frein à la reprise économique ».

    L’assimilation est bien réelle quand ces plans d’ajustement structurel enfoncent davantage encore les populations dans la crise économique et sociale. Les chiffres parlent d’eux-mêmes lorsque ce rapport note une baisse de la consommation privée (- 4,5%), des investissements (- 12,3%), du tourisme et du PIB (- 4,5%) en 2010. Le chômage passe de 8,3% de la population active en 2007 à 16,2% fin mars 2011 tandis que l’inflation augmente [5].

    Des solutions atterrantes d’inefficacité et pourtant poursuivies…

    La logique serait de sortir de ce cercle vicieux et de ces remèdes inefficaces de prêts en contrepartie de plans d’austérité générateurs de récession sociale. Mais ce serait trop simple.

    Une aide européenne complémentaire et le jeu des marchés financiers…

    Au contraire, les sénateurs estiment que « l’hypothèse d’une aide complémentaire est sans doute la plus vraisemblable face aux risques que comporte toute restructuration de la dette », la BCE étant elle-même opposée à l’idée d’une restructuration de la dette grecque. Pourtant les mêmes sénateurs viennent d’expliquer l’inanité de cette aide européenne.

    Le financement par l’union européenne et le FMI sera complété par le « programme de privatisation » et, surprise, par les « opérations de titrisations ». La mention aux opérations de titrisation renvoie au transfert des créances sur la Grèce à des investisseurs pour en faire des titres financiers émis sur le marché des capitaux. Mais n’est-ce pas encore prendre un nouveau risque puisque ces titres financiers reposent sur des paiements attendus de la part d’un débiteur (la Grèce) qui est considéré comme peu solvable ?

    La solution de la restructuration de la dette, y compris de son simple rééchelonnement, ne peut dans les faits être envisagée compte tenu des instruments financiers qui ont été en partie responsables des crises financières et des dettes souveraines en Europe : les CDS, Credit default swap ou couvertures de défaillance. En application de ces contrats, un acheteur verse une prime préalable annuelle calculée sur le montant de l’actif à couvrir (comme la dette d’un État) au vendeur qui promet de compenser les pertes de l’actif en cas d’événement de crédit précisé dans la convention. Les primes sont d’autant plus élevées que l’actif à couvrir est jugé risqué et l’évènement de crédit probable. Ce sont les agences de notation qui qualifient le risque et déclarent en quelque sorte la réalisation ou non « des évènements de crédit ». Or ces agences n’ont pas su évaluer les risques sur les produits dérivés en 2007 et c’est l’argent des contribuables qui a permis de financer le risque de contrepartie.

    Sorte de contrat d’assurance, le vendeur reçoit les primes périodiques sans aucun investissement en capital de sa part si aucun événement de crédit n’a lieu jusqu’à la fin du contrat. Mais dans le cas contraire, il est obligé de fournir des fonds après réalisation des faits qui peuvent être une faillite, un défaut de paiement, une restructuration ou rééchelonnement de la durée de remboursement. Ce contrat d’assurance est aussi un instrument de spéculation, notamment à l’égard des dettes des États. L’impossibilité déclarée de restructurer la dette grecque serait ainsi liée au risque des volumes en jeu en cas de survenue de cette restructuration considérée comme un évènement de crédit par les agences de notation. L’instrument financier en cause dans la crise continue donc de jouer un rôle pervers en interdisant toute solution de renégociation de la dette par un État qui n’apparaît plus comme souverain.

    Au total, l’hypothèse d’une aide complémentaire est retenue par nos sénateurs, tout autant que par l’Union européenne, avec complément par les instruments financiers et maintien par les banques de leurs créances sur la dette grecque (une vingtaine d’établissements européens détenant près de 70% des titres sont concernés, notamment des banques françaises comme le Crédit Agricole). Alors que la BCE estime cette solution appropriée, l’agence de notation Moody’s émettait des doutes « sur l’aspect volontaire du processus ». Déjà lors du premier plan d’aide les établissements financiers avaient été invités à ne pas vendre leurs titres grecs mais cette simple préconisation n’avait pas été suivie. Tant les banques françaises qu’américaines, et dans une moindre proportion allemandes et britanniques, ont réduit leur exposition à la dette publique en se défaisant de certaines créances grecques. Cette solution est donc a priori incertaine  mais elle reste soutenue par le gouvernement, les sénateurs français et la BCE.

    … en contrepartie d’une politique d’austérité ciblée : le casse social et environnemental

    Parallèlement, bien que les plans néolibéraux de rigueur aient démontré leur impact destructeur, il est souligné qu’en contrepartie de l’aide supplémentaire « une poursuite des réformes est tout aussi indispensable que délicate », pendant que la commission européenne invitait en février 2011 la Grèce à opérer une « accélération décisive » en matière de réformes structurelles. Renouvellement d’un fonctionnaire sur cinq partant à la retraite, nouvelle réduction des salaires, allongement de la durée hebdomadaire de travail des fonctionnaires (de 37,5 heures à 40 heures, bien que les sénateurs soulignent l’idée reçue sur la fainéantise des grecs) [6], durcissement des conditions d’accès aux aides sociales [7], constituent les propositions originales de réforme. Il est par ailleurs ajouté sans plus de scrupule que « des écoles, des ambassades, des casernes, des postes de police et des hôpitaux devraient également fermer ».

    Un « ambitieux programme de privatisations » complète le dispositif de rigueur. Sans être exhaustif, nous citerons les principaux secteurs de privatisations, tout au moins ceux qui semblent préjudiciables à l’avenir des politiques publiques. La braderie porte en effet sur la totalité des participations de l’État dans les ports d’Athènes et de Thessalonique (75%), l’opérateur ferroviaire Trainose (49 à 100%), l’autoroute Egniata Odos (100%), l’aéroport international et les aéroports régionaux. Pourra-t-on parler de politique publique des transports quand l’État grec l’abandonne au secteur privé, perdant sa majorité et même toute participation dans les choix relatifs aux transports ? Déjà la Chine, devenue en 2009 le troisième exportateur en Grèce, se montre-t-elle particulièrement intéressée par les installations portuaires grecques qui pourraient ainsi constituer une porte d’entrée privilégiée vers l’Europe.

    Plus grave encore pour les choix des Grecs, l’État qui dispose actuellement d’une majorité de participation dans les sociétés d’eau de Salonique et d’Athènes la perdrait. Le secteur de l’énergie est également visé puisque l’État ne doit conserver qu’une minorité de blocage dans la compagnie du gaz Depa, tandis qu’elle perd sa position dominante dans la société d’électricité DEI. La poste grecque est également visée, tout autant que le parc immobilier de l’État, dont des plages.

    L’Union Européenne a exigé une supervision de ce programme de privatisations par la commission européenne et les États membres, imposant ainsi à la Grèce sa propre surveillance sur ces privatisations. Nous commençons à toucher du doigt, si ce n’est à prendre à pleines mains, la crise politique entraînée par la crise de la dette.

    Démocratie- démo-krisis grecque, italienne… européenne ?

    Crise trouve son origine dans le terme latin crisis (manifestation d’une maladie) et grec krisis (jugement). Or le jugement est en crise, tandis que la démocratie, mot également grec, semble atteinte d’une maladie particulièrement grave qui la déforme et semble se répéter de manière chronique à l’échelle européenne. Les rédacteurs du rapport sur la Grèce semblent eux-mêmes atteints d’une crise démocratique aigüe lorsqu’ils préconisent les éléments suivants pour un État a priori souverain :

    « La Grèce devra réformer en profondeur le droit du travail local et les systèmes de régulation qu’elle a mis en place afin d’attirer d’éventuels investisseurs. Un relèvement de certains tarifs (électricité notamment) ou l’autorisation de procéder à des licenciements jusque là interdits dans plusieurs entreprises publiques, apparaissent indispensables. Face à l’opposition des syndicats, qui pourraient saisir les tribunaux en cas de litige, une immunité judiciaire devrait, en outre, être accordée à la future agence de privatisation ».

    Non seulement les biens publics grecs sont mis en vente, le contrôle de ces opérations est assuré par les États membres de l’Union européenne mais il est en outre exigé que l’éventuelle illégalité des actes pris par l’agence de privatisation ne puissent être attaqués devant les tribunaux par des syndicats ! Ne dépassons-nous pas le cadre de la crise politique et démocratique dans ce rapport sénatorial ?

    Les mêmes sénateurs se permettent de presque s’étonner de la « perception négative par l’opinion publique de l’attitude d’un certain nombre d’États membres de l’Union européenne » en ajoutant que « l’Allemagne cristallise à cet égard la rancœur, sa position étant assimilée à une forme de mépris, ravivant, de façon certes exagérée, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Cette défiance vient compléter le rejet des mesures imposées par l’Union européenne et le FMI, assimilé à une perte d’indépendance du pays ». Mais n’est-ce pas le cas ? Et comment qualifier l’action de l’Union européenne à l’égard de la Grèce si ce n’est pas un déni de démocratie ?

    Alors même que l’hypothèse d’un référendum est abordée dans le rapport pour être immédiatement rejetée comme « impossible, dans le contexte actuel » dans la mesure où la population ne voterait pas un raidissement de la politique de rigueur, la démocratie est déniée au peuple grec. Le premier ministre Papandréou s’est trouvé contraint par l’Union européenne d’adopter une politique contraire au programme socialiste pour lequel il a été élu. Lorsqu’il envisage un référendum populaire, cette proposition qui n’est pas fondamentalement anti-démocratique est vilipendée, présentée comme un affreux chantage et considérée comme entièrement nouvelle bien qu’elle soit mentionnée dans le rapport des sénateurs dès juin 2011. Immédiatement convoqué par la chancelière Merkel et le président Sarkozy au sommet du G20, M. Papandréou revient tout aussi rapidement sur sa décision, soumis à des desiderata extérieurs à son pays. Comment les Grecs ne peuvent-ils pas se sentir méprisés et quelque peu dépossédés de leurs choix politiques suite à des décisions prises par l’Union européenne ? Comment les Sénateurs peuvent-ils convoquer le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, quand les Grecs sont autant agressés dans leur vie quotidienne de citoyen que dans leur survie économique ?

    Les sénateurs français soulignent dès juin 2011 l’impossible unité nationale en Grèce, laissant sous-entendre la nécessité d’un choix politique extérieur pour prendre les mesures qu’ils estiment devoir imposer pour le redressement du pays. Un gouvernement d’union nationale leur paraît indispensable. Que ce dernier n’émerge que grâce à l’alliance avec le parti d’extrême-droite ne semble pas ensuite gêner outre mesure l’Union européenne.

    Les mêmes auteurs du rapport au Sénat reconnaissent le caractère insuffisant des solutions adoptées, entre aide financière et plans de rigueur. L’austérité engendrant la récession ne peut « rassurer définitivement les marchés financiers », disent-ils. La question essentielle est bien posée par ces marchés financiers puisque les États-Unis, bien qu’alignant un déficit supérieur à celui de l’ensemble de l’Europe et disposant d’une note dégradée, semblent pourtant conserver la confiance des marchés financiers. Malgré leur niveau d’endettement peu enviable, les États-Unis peuvent toujours emprunter à un niveau satisfaisant, là où la Grèce se voit contrainte d’emprunter à des taux de plus de 15% tout en subissant les mesures d’austérité et en obtenant le soutien financier européen. Est-ce le syndrome du trop grand pour faire faillite » qui avait conduit certaines banques américaines à jouer de manière de plus en plus risquée avec des instruments financiers vérolés en estimant que leur assise était trop importante pour qu’elle puisse être déclarée en faillite ou tout simplement pour qu’elles ne soient pas secourues [8] ?

    Mais bien que la question des marchés financiers et leur régulation soit centrale, rien ou peu de choses ont été faites en ce domaine depuis 2007. Il semble désormais impossible aux élus des pays européens de faire la moindre remarque sur la responsabilité de ces marchés, sauf quelques légères critiques admises à l’égard des agences de notation qui ne sont pourtant que la face cachée de l’iceberg. Comme le souligne le socialiste Simon Sutour en commission des affaires européennes le 15 juin 2011 : « il faut avoir conscience que dans le contexte de la mondialisation, la moindre « petite phrase » de certains dirigeants peut avoir de lourdes conséquences financières ». La parole doit donc être lisse, absolument identique entre les États. Selon le schéma d’une idée unique dominant l’ensemble mondial depuis 1991, nous semblons assister à ce que certains politologues comme Fukuyama assimilent à « la fin de l’histoire » [9], c’est-à-dire l’avènement avec l’effondrement du communisme de la « démocratie libérale » comme point final de l’évolution humaine. Outre la perspective évolutionniste que pose la thèse de Fukuyama, tendant à placer les civilisations selon des niveaux d’évolution différents, l’histoire montre depuis 1991 que le libéralisme ne s’accompagne pas toujours de la démocratie et a même tendance à très bien fonctionner sans processus démocratique. Les exemples de la Chine, de la Russie ou de plusieurs pays de l’est ou encore avant même 1991 de dictatures en Amérique latine, à l’instar de celle de Pinochet, en étaient ou en sont encore des exemples flagrants.

    Dans leur rapport les sénateurs exposent le danger de l’expression politique libre face aux réactions des marchés financiers. Ils en viennent donc à se censurer dans leurs analyses et à ne jamais faire mention à la responsabilité de la crise financière de 2007 dans celle de 2010. Ils en oublient aussi l’origine de cette crise financière. Or ne trouve-t-elle pas sa source principale dans la déréglementation financière qui a encouragé l’explosion des prêts aux ménages, notamment dans le secteur immobilier, et qui a favorisé la constitution de bulles immobilières et boursières ? [10] Ainsi lorsque les sénateurs précisent que la crise irlandaise est liée à la bulle immobilière, ils oublient d’ajouter que l’Irlande était considérée depuis dix ans comme le modèle à suivre en Europe en termes de croissance et d’emploi dans le cadre d’une déréglementation économique, financière et sociale [11]. Or ce sont ces mêmes solutions de dérégulation économique, de privatisations et de flexibilité sur le marché du travail qui sont imposées par l’Europe et le FMI au titre des ajustements structurels en contrepartie de l’aide financière.

    Mais les sénateurs affirment dans leur rapport que les crises des dettes souveraines qui se sont propagées en Europe constituent une « crise des politiques économiques nationales », avec des situations cependant très différentes selon les pays, par exemple entre l’Irlande et le Portugal. En effet, l’Irlande connaît une crise liée à la politique économique qu’elle a appliquée en suivant le modèle néolibéral préconisé par l’Union européenne. Et comble de l’ironie, l’aide fournie par cette même Union lui impose un approfondissement de cette politique de libéralisation qui vient de la placer dans le gouffre, à savoir restriction du périmètre public, baisse des salaires et des transferts sociaux, etc. Quant au Portugal, la crise de sa dette trouve selon les sénateurs son origine dans l’effondrement de sa compétitivité, donc dans sa politique économique nationale, mais le programme de l’aide européenne repose sur des conditions d’austérité quasi-identiques à celles de l’Irlande qui n’est pourtant pas vraiment dans la même situation économique. Le Portugal se voit en outre obligé de privatiser le secteur des transports, de l’énergie et des assurances et de « supprimer les rigidités observées, notamment sur le marché du travail » (réduction par exemple de la durée de versement des allocations-chômage de 3 ans à 18 mois et diminution des indemnités de licenciements). Il est vrai que l’Irlande avait déjà largement mis en œuvre ces ajustements structurels, ce qui lui avait tellement bien réussi depuis dix ans qu’il fallait encore approfondir cette voie en 2011.

    La parole politique est donc tout comme la dette européenne sous surveillance tandis que les crises des différents pays européens, bien qu’ayant des origines différentes et même opposées, se voient appliquer la même panacée dispensée par le FMI depuis trois décennies.

    La parole politique se censure pour ne pas effrayer les marchés. La parole politique accepte de jouer selon les règles non démocratiques des marchés. Elle devient par là-même uniforme ; ses mots sont les mêmes qu’ils sortent de la bouche d’un socialiste ou d’un conservateur. Acceptons-nous d’abandonner la démocratie en Europe au bénéfice d’une politique budgétaire et d’une « idéologie » néo-libérale ou arriverons-nous à exorciser notre imaginaire collectif et à agir autrement ?

      

    (1) Le nouveau président de la BCE depuis novembre 2011, Mario Draghi, fut vice-président de Goldman Sachs de 2002 à 2005 tandis que le nouveau président du conseil italien Mario Monti était conseiller international de Goldman Sachs depuis 2005. Marc Roche, « Goldman Sachs, le trait d’union entre Mario Draghi, Mario Monti et Lucas Papadémos », Le Monde, 14 novembre 2011. http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/11/14/goldman-sachs-le-trait-d-union-entre-mario-draghi-mario-monti-et-lucas-papademos_1603675_3214.html. « Super Mario, l’homme roule pour la BCE », Courrier International, 14 novembre 2011, http://www.courrierinternational.com/article/2011/11/14/super-mario-l-homme-qui-roule-pour-la-bce. Un article de The Independant, http://www.independent.co.uk/news/business/analysis-and-features/what-price-the-new-democracy-goldman-sachs-conquers-europe-6264091.html

    (2) Clément Lacombe, Alain Salles, « Lucas Papadémos, un partisan de la rigueur à la tête de la Grèce », Le Monde, 11 novembre 2011. http://www.lemonde.fr/crise-financiere/article/2011/11/10/lucas-papademos-un-partisan-de-la-rigueur-a-la-tete-de-la-grece_1599862_1581613.html

    (3) Jean-François Humbert, Simon Sutour, Rapport d’information sur « La Grèce et la zone euro, un an près », Commission des affaires européennes, n°645, Enregistré à la présidence du Sénat le 15 juin 2011, Session ordinaire 2010-2011, 52 p.

    (4) http://www.agefi.fr/articles/Nouvelle-revelation-swap-Goldman-Sachs-Grece-1126021.html.

    (5) Voir la situation décrite par Noëlle Burgi, « Les Grecs sous le scalpel », Le Monde diplomatique, décembre 2011, p. 11-12.

    (6) Faisant référence à une source Natixis non datée, ils présentent ainsi un tableau sur le temps de travail annuel où la France aligne 1 554 heures de travail annuel, l’Allemagne 1 390 et la Grèce 2  119.

    (7) Voir sur ce point http://www.assemblee-nationale.fr/13/budget/plf2012/a3808-tIX.asp.

    (8) Joseph. E Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, Paris, 2010 (version française), Les liens qui libèrent.

    (9) Dans son ouvrage « La fin de l’histoire et le dernier homme » paru en 1992.

    (10) Joseph E. Stiglitz, op. cit.

    (11) Voir l’analyse d’Eric Toussaint, La crise irlandaise : fiasco complet du néo-libéralisme, http://www.cadtm.org/IMG/article_PDF/article_a6213.pdf


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