• Le tort du soldat - Erri De Luca - Du monde entier Gallimard (2014)C’est un livre court et dense. Un petit livre qui nous offre deux perspectives. D’abord, celle de la belle explication de l’auteur sur son amour de la langue yiddish qui en a fait l’un des rares Italiens capables de traduire le Nobel Issac Bashevis Singer : « Le yiddish ressemble à mon napolitain, deux langues de grande foule dans des espaces étroits ». La langue est bien la base de notre compréhension du monde, le véhicule par lequel on peut appréhender la vérité, èmet en langue hébraïque. Ainsi, « en hébreu èmet est féminin, mais devient masculin en yiddish, perdant en consistance. En hébreu elle est absolue, en yiddish elle est relative. » Là où le yiddish devra préciser que c’est la « pure vérité », il suffira en hébreu de dire que c’est la « vérité ».

    Dans une deuxième partie, De Luca explore les relations d’un couple rencontré par hasard, attablé dans une auberge alors que l’auteur travail sur une traduction en yiddish. Il s’agit d’une femme d’une quarantaine d’années et de son père, ancien criminel de guerre nazi, qui ne regrette rien de son passé, et dont le seul tort a été de perdre la guerre. Et il assume ses actes : « Je ne cherche pas à me justifier en disant que j’ai été contraint d’exécuter des ordres. Au Tribunal, j’ai entendu mes supérieurs se déclarer sous Befehlsnotstand, en état de contrainte, à la suite d’un ordre. Ces ordres, nous les avons démontés et remontés, comme on le fait avec les armes. Nous les avons huilés et lubrifiés pour qu’ils ne s’enrayent pas. Nous les avons exécutés avec l’efficacité de l’enthousiasme. Notre faute est plus impardonnable : c’est la défaite. »

    Pendant de longues années, cet homme a fui l’Allemagne et s’est caché en Argentine, puis il est retourné dans sa ville natale, Vienne, tant il est vrai qu’« on se cache mieux dans sa propre région ». Après avoir su la vérité, la vérité vraie, sa fille est restée vivre avec son père, sans vouloir décortiquer les crimes de cet : « homme recherché pour crimes de guerre. Lesquels et combien : j’ai voulu l’ignorer. Je ne crois pas à l’importance des détails. Ils sont utiles dans un procès, mais pas pour une fille : la circonstance horrible devient atténuante car elle réduit le crime à des épisodes. En revanche, dépourvu de détails, le crime reste sans limites. » Un père qui a été lui-même confronté à la langue hébraïque : « Mon père a connu le mystère d’une lettre hébraïque qui, placée devant un verbe au futur, le transforme en temps passé. Il paraît qu’aucune autre grammaire au monde ne possède un tel atout. L’hébreu ancien traite le temps comme l’aiguille à tricoter la pelote de laine. Sa lettre vav en accroche un bout et le ramène en arrière. (…) mon père décida que c’était justement ce qui était arrivé au nazisme, la malédiction d’une lettre hébraïque avait inversé l’avenir du Troisième Reich à terme échu. »

    GLR

    Le tort du soldat - Erri De Luca - Du monde entier Gallimard (2014)


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  • Mudwoman - Joyce Carol Oates – Philippe Rey (2013)Deux petites filles élevées par une mère dérangée disparaissent. L’une d’elle, dont il est difficile de savoir s’il s’agit de l’ainée ou de la cadette, est sauvée in extremis de la boue des marais. Cette « mudgirl » deviendra « mudwoman », une brillante universitaire et bientôt la première femme présidente d’université. Une femme qui aura bien du mal à se défaire de ce lourd passé qui la rattrape et qui la hante.

    Difficile pourtant de comprendre le lien entre ces destins, difficile de suivre les méandres de la vie de cette femme, de faire la part de ses cauchemars et de la réalité. Difficile de ne pas être dérouté par une fin qui nous laisse sur notre faim.

    GLR

    Mudwoman - Joyce Carol Oates – Philippe Rey (2013)


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  • Nuit - Edgar Hilsenrath - Attila (2012), Le Tripode (2014)Edgar Hilsenrath décrit froidement la (sur)vie quotidienne dans le ghetto ukrainien près du Dniestr, en territoire administré par les Roumains en 1942. Les propos sont très crus mais dépourvus des truculences et des provocations qui émaillaient le mémorable Le nazi et le barbier.

    Il y a ici une description sobre et captivante d’êtres humains réduits à la vitale nécessité de tous les instants de rechercher un endroit pour dormir à l’abri du froid et des rafles, et de la nourriture pour tenter de ne pas crever de faim. Une survie faite de trocs incessants, où la solidarité n’existe pas ou bien se monnaie à prix fort, où la police impitoyable est constituée de juifs chanceux. Un monde où les êtres sont laissés dans un dénuement physique et moral extrême. Un monde où on a le choix de « mourir tranquillement » de faim, d’épuisement, de typhus, ou d’une balle. Un monde absurde où les morts, même ceux qui sont les plus chers, n’ont plus le loisir d’être respectés.

    « Deux cadavres flottaient paisiblement sur le fleuve : un homme et une femme. La femme voguait un peu à l’avant de l’homme. On eût dit un jeu amoureux. L’homme essayait sans cesse d’attraper la femme, sans jamais y parvenir. Un peu plus tard, la femme dériva légèrement sur le bord et fit risette à l’homme, qui rendit son sourire, puis la rattrapa. Son corps heurta le corps de la femme. Les deux cadavres se mirent alors à tourner en cercle ; ils se collèrent un moment l’un à l’autre, comme s’ils voulaient s’unir. Puis, réconciliés, ils reprirent leur dérive. Le crépuscule s’épaississait. Le vent rafraîchissait les deux corps, avec la même tendresse que l’eau, les bergers et les champs de maïs de l’autre côté, sur la rive roumaine. Encore un jour absurde qui touche à sa fin. »

    « Ranek était assis là et fixait le mort, comme envoûté. Il secoua la tête. Non, pas encore ! Ce n’est pas parce que tes jambes ne t’obéissent plus que tu vas abandonner. Allez, debout ! Mais ses jambes ne voulaient plus. Elles aussi, comme le mort, parlaient leur propre langue, mais sur un autre ton. Elles disaient : file-nous d’abord à bouffer ! Ensuite nous te porterons. »

    … Un monde où deux êtres peuvent cependant trouver le bonheur du simple fait de n’être plus seuls au monde, ne serait-ce que pour un moment.

    GLR

    Nuit - Edgar Hilsenrath - Attila (2012), Le Tripode (2014)


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  • My Sweet Pepper Land - d'Hiner Saleem (2014) - avec Golshifteh Farahani & Korkmaz Arslan

    Le film s’ouvre sur une cour de prison, une condamnation à mort qui résume la situation d’un Kurdistan libre mais s’affirmant par une répression absurde.

    Baran, qui a combattu depuis l’âge de quinze ans pour l’indépendance, refuse d’entrer dans ce système policier. Mais il craint plus encore la tenace volonté de sa mère de le marier… et il accepte le poste que personne ne veut, dans les montagnes kurdes où seule la loi des seigneurs locaux s’impose. Comme Baran, l’indépendante institutrice Govend refuse le mariage pour aller enseigner dans ce petit village oublié.

    Entre les deux personnages, ces montagnes d’une beauté à couper le souffle qui sont aussi les lieux de passage des trafics et des conflits avec les combattantes kurdes de Turquie (là aussi la résistance se décline largement au féminin). Des paysages pierreux et sauvages qui ne connaissent qu’un écho lointain de la paix. Dans le petit village régi par la tradition du mariage précoce et un code de l’honneur dicté par le puissant chef local, le célibat de la jeune institutrice, tout autant que la volonté de Baran de rétablir la loi dérangent…

    Après son génial « Si tu meurs, je te tue » qui se déroulait à Paris, Hiner Saleem nous embarque dans la poésie des montagnes kurdes, au rythme du hang que tape Govend pour faire résonner un nouveau son contre les murailles fermées de la société villageoise. Hiner Saleem nous régale de ses dialogues et situations décalées, de sa liberté de ton pour dénoncer la situation des femmes tout autant qu’un code de l’honneur absurde. L’actrice Golshifteh Farahani est superbe, comme dans Syngué Sabour. Mais le mélange entre western spaghetti et critiques sociale et féministe, les combattantes kurdes gravures de mode et le scénario un peu attendu entre Govend et Baran, ne convainquent pas totalement et laissent un goût d’inachevé. Reste cependant dans notre mémoire le son du hang qui se répercute entre les montagnes kurdes.

    BBLR

    My Sweet Pepper Land - d'Hiner Saleem (2014) - avec Golshifteh Farahani & Korkmaz Arslan


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