• Comment garder espoir face à la crise ?

    Tous les secteurs sont envahis par ce mot dévorant, la « crise » : crise de l’éducation, de l’économie, crise sociale, politique, etc. Un peu comme si ce terme était si évident qu’il en devient indémontrable. La crise entre dans un champ lexical « cosmétique » qui « vise à recouvrir les faits d’un bruit de langage » (Roland Barthes, Mythologies).

    Mais comment expliquer l’inflation dans l’usage de ce mot, qui du coup le rend indéchiffrable ?

    La première crise pétrolière se conjugue avec l’émergence d’une crise économique. Or ces crises remettent en cause ce qui semblait inimaginable depuis 1945, le retour du chômage et la fin de la prospérité obligatoire, du « progrès ». On assiste parallèlement à une prise de conscience écologique qui remet en cause l’idée de croissance infinie (rapport du club de Rome de 1972).

    Trois coups portés à la confiance dans la croissance et le développement technique, censés mener vers un monde plus sûr et plus prévisible. À ce contexte s’ajoute une politique de l’information qui démultiplie les sentiments de crise et d’insécurité. Chaque nouvel élément qui se produit devient le révélateur d’une crise.

    L’idée de progrès se vidant de sa substance, entraîne un enlisement dans le présent qui récuse le passé et perd de vue l’avenir. « Non seulement nous vivons dans un monde en crise mais nous vivons sous le surplomb de la crise », comme l’écrit M. Revault d’Allonnes (La crise sans fin). Il n’y aurait plus rien à décider. D’où le désespoir et le sentiment d’impuissance.

    Mais si on allait chercher le sens du mot…

    Selon l’étymologie grecque, la krisis est le moment décisif d'une maladie, son paroxysme. Celui où se dessinent deux possibilités, guérir ou périr. Mais krisis a aussi le sens de jugement.

    En effet, que ce soit en médecine ou en droit, les grecs pensaient la krisis à la fois comme une lutte et un choix. Ainsi y-a-t-il crise lorsque deux tendances se combattent ou lorsqu’il faut bien séparer ce qui est confus, décider et agir. La krisis met fin à la krasis (confusion). Elle prend alors le sens positif de jugement qui distingue et rétablit un ordre. C’est le moment décisif du processus, celui qui le réoriente.

    C’est ce sentiment confus qui semble actuellement dominer. Nous sommes à un moment décisif d’un processus, coincés sur la crête, concentrés entre l’avant et l’après. Et surtout englués dans une absence de perspective, non pas seulement de progrès mais aussi d’espoir.

    Or à cet instant décisif… ne devons-nous pas justement garder l’espoir ?

    Dans son ouvrage « Une autre vie est possible », J.C. Guillebaud s’insurge contre cette désespérance qui habite nos sociétés, ce « gaz toxique que nous respirons chaque jour » à travers le flux médiatique, le désenchantement de nos contemporains qui adoptent le ton de la dérision, de la raillerie, qui revient à « capituler en essayant de sauver la face ».

    Cela conduit à accepter l’idée d’une « fin de l’histoire », selon l’expression du philosophe Fukuyama en 1992, après l’effondrement du communisme… un triomphe de la liberté et de la démocratie, mais un ébranlement de l’espérance. Comme si aucune perspective ne pouvait exister en dehors d’un capitalisme dérégulé et triomphant, porté par Reagan aux États-Unis et par Thatcher en Grande-Bretagne, et auquel se sont convertis tous les pays européens. Thatcher elle-même ne déclarait-elle pas : « There is no alternative ». Vous n’avez pas le choix. Abandonnez l’espoir de tout changement, devenez réaliste.

    Cela conduit aussi à abandonner les aspirations qui ont traversé l’histoire européenne, notamment celle d’une plus grande égalité sociale. Parce que cette aspiration à l’égalité a été corrompue par le régime communiste elle deviendrait suspecte. Ainsi, lorsque fut abordée pendant la campagne présidentielle début 2012 la question de taxer les très riches, Michel Cicurel économiste de la Cie Rotschild déclarait : « l’impôt sur les hyper riches conduit à l’union soviétique puis au goulag » (cf. J.C Guillebaud).

    Enfin, cela conduit à abandonner le volontarisme politique qui a prévalu depuis le XVIIIe siècle. Parce que ce volontarisme s’est trouvé nié dans sa valeur par les politiques volontaires et totalitaires, nazie ou communiste. La chute du communisme serait alors le symbole de l’échec de la volonté politique.

    La conséquence de cet abandon de toute volonté politique, est que « le marché prend durablement le pas sur la démocratie. Le marché est jugé plus « raisonnable » que la politique, toujours soupçonnée de démagogie » (J.C. Guillebaud). Puisque l’intérêt général ne serait rien d’autre que la somme des intérêts individuels, il faudrait ramener l’État à un niveau minimal d’intervention, donc réduire le champ du politique et toute possibilité d’intervention dans la société (puisqu’une société ça n’existe pas, disait Thatcher, qui ne voyait qu’une somme d’individus).

    Si les marchés sont jugés plus efficients que la délibération démocratique, alors l’idéologie dominante conduit aussi à un abaissement de la démocratie.

    L’absence de projets politique et social, le fatalisme, dominent. Au « à quoi bon ? » répond la recherche du plaisir immédiat et personnel. L’espoir s’assimile à la naïveté, voire la bêtise : « Mais on ne vit pas dans le monde des Bisounours, tu sais ? »

    Pourtant l’espoir et l’optimisme peuvent être un puissant moteur d’initiative, bien plus que la désespérance ou la jouissance immédiate et sans sens. Comme le souligne encore J.C. Guillebaud, « Espérer ne consiste pas à rêvasser ni à se priver de je ne sais quelle jouissance immédiate. Si l’espérance concerne l’avenir, elle se vit au présent, un présent qu’elle éclaire et enrichit. Loin de « soustraire » quelque chose au bonheur immédiat, comme le répète depuis 20 ans le philosophe André Comte-Sponville, elle lui ajoute une dimension. Et une saveur. Renoncer à l’espérance n’entraîne par conséquent aucun « bénéfice » en termes d’hédonisme. Si tel était le cas, alors les sociétés rassemblées autour d’un projet d’avenir et d’une espérance seraient moins heureuses que celles, qui n’espérant plus rien, se vouent à l’ébriété du présent. La sagesse grecque - hédoniste ou stoïcienne – procède par adaptation à un monde qu’elle renonce à transformer. Faire aujourd’hui retour à ce stoïcisme, c’est consentir à baisser les bras ».

    Mais comment garder espoir ?

    Garder sa capacité à espérer n’est-ce pas tout d’abord une condition essentielle pour vivre ? J.C. Guillebaud parle d’une disposition de l’âme, une sensibilité à mettre en mouvement. Il la met en relation avec le petit matin, le mois d’avril, l’idée d’un commencement ou d’une remise en route, pour ne pas se complaire dans les nostalgies d’un passé.

    Espérer n’est pas une attitude béate, c’est aussi émettre des choix pour l’avenir, vouloir modifier le présent, donc être capable de le regarder en face, de le refuser en l’état et non pas seulement le subir sans vouloir le modifier. Espérer est donc nettement plus anti-conformiste que rester sans espoir. Cette espérance du petit matin est capitale parce qu’elle est avant tout son choix personnel de croire.

    Garder espoir, n’est-ce pas aussi exercer sa liberté ? Et tout d’abord sa liberté de penser. Exercer l’espoir, c’est aussi lutter quotidiennement contre la médiatisation actuelle en faveur du renoncement.

    Si on prend l’exemple du travail, des personnes se sentent aujourd’hui aliénées dans leur travail, coincées dans une pièce confinée, où elles doivent réaliser un travail sans sens, éclaté, sans perspective, abandonné au fond d’un placard sitôt fait. D’autres se sentent dépossédées par un travail et des techniques qui évoluent chaque jour, ne le leur laissant pas le temps de les intégrer et réduisant leur capacité d’initiative. D’autres encore voient leur entreprise s’étioler et craignent pour leur avenir. Comment garder espoir dans ces situations ?

    Il n’y a pas de breuvage miracle mais le seul fait de prendre du recul sur ce qui nous est présenté comme une fatalité peut être salvateur. Est-ce que le temps de notre vie ne peut être que subi lourdement, comme s’il ne pouvait comporter aucune espérance pour l’avenir qu’un lendemain planifié, sûr mais déjà mort ? Prendre conscience de la valeur totalitaire que la notion de « travail » (salarié cela va de soi) a acquis dans notre société ne résout pas toutes ses difficultés, mais permet de se libérer du poids de la doxa, de regarder avec plus de distance la pression sociale, de son environnement, et même celle que l’on se met soi-même sur le dos. Un peu comme sortir du rouleau compresseur pour essayer de faire ses choix de vie.

    Un certain nombre de personnes se pose actuellement ces questions sur le sens de leur travail. Elles changent parfois de direction pour garder l’espoir et la liberté de choisir leur vie (cf. M. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, et les expériences des uns et des autres). D’autres se posent les mêmes questions en essayant de bouger la machinerie en interne, en rappelant la solidarité et les valeurs au sein du collectif de travail. Quelles que soient les formes prises, c’est bien l’espérance qui permet de projeter ces changements et de dépasser les peurs qui nous font baisser les bras.

    L’espoir est un moteur d’engagement personnel et librement choisi, dans le sens qu’on veut donner à la vie et au monde autour de soi. Il permet aussi de garder un esprit plus critique, plus ouvert à d’autres idées et modes de vie, parce que la contrainte du jugement social s’allège.

    On en voit aujourd’hui les traces dans les multiples initiatives de la société civile, certes éclatées, mais porteuses de changements (cf. retour d’expérience du groupe sobriété heureuse, journaux alternatifs comme L’âge de faire (http://lagedefaire-lejournal.fr/), initiatives des Villes en transition (http://villesentransition.net/), les indignés, etc.). Magma d’expériences peu reliées entre elles, mais marquées par l’espoir d’un autre monde possible et par l’engagement.

    Le choix de l’espérance peut alors être la libération d’une « créativité » endormie par le fatalisme. Il aide aussi à mieux regarder autour de soi et en soi. Pour voir les choses qu’on laisse parfois couler ou qu’on accepte, parce qu’on pense ne pas pouvoir les changer. Pour voir en soi et essayer tant bien que mal de se hausser à la hauteur de cette espérance.

    Conserver ou retrouver sa capacité à espérer, c’est un peu comme ajouter de la saveur à sa vie, en refusant de renoncer. Et la crise peut être un stimulateur pour se mettre en mouvement.

    BBLR


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