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Des Jardin secrets - 18 février 2012
Dans son ouvrage « Des gens très bien », Alexandre Jardin nous interroge sur notre conception du bien, sur le danger à s’accaparer ces notions de bien ou de « moindre mal » (cf. Livres).
Le sentiment de faire le bien ne doit-il pas toujours être questionné, ainsi que la société qui formule ses notions de bien et d’honnêteté ? Ce sentiment bien joufflu et tranquille n’est-il pas le plus dangereux des somnifères, celui qui nous permet de fermer les yeux sur les conséquences inhumaines de nos actes ? N’est-il pas le digestif qui nous permet en toute bonne conscience d’avaler les pires infamies ? En refermant ce livre, mes pensées se bousculent. Je ne peux m’empêcher de penser aux discours de Reagan sur l’« Empire du mal » pour désigner l’union soviétique ou ceux de Bush sur « l’axe du mal » pour pointer les pays dits terroristes et justifier le recours à la surveillance, à l’enlèvement et à la torture à l’échelle mondiale. Ces discours incarnaient le bien. Ils ont conduit à des atrocités. Pourtant ils étaient ingurgités en toute bonne conscience par la population américaine et une grande partie du reste de la population occidentale. N’avez-vous pas entendu après les attentats de 2001 des personnes autour de vous estimer qu’il est parfois utile d’avoir des interrogatoires un peu « musclés » pour éviter des catastrophes bien plus graves ? La torture deviendrait ainsi le moindre mal. Les images tournant en boucle, les médias affolés ne vous ont-ils pas vous-mêmes interrogé sur le danger et les moyens de le faire cesser ? La peur n’a-t-elle pas déferlé et redéfini les notions du bien et du moindre mal dans une partie du monde, en toute bonne conscience ?
Mais je ne peux m’empêcher aussi de penser aux discours actuellement entendu, ces propos qui instillent un état d’esprit, qui redéfinissent encore une fois les frontières du bien et du « moindre mal », du mal acceptable pour aller mieux ensuite. Les discours sur l’assistanat, qui pointent le méchant chômeur qui profiterait du système pour refuser un travail, qui n’aurait pas la dignité d’accepter n’importe quel travail alors qu’il est rémunéré pour son non travail. Ces propos font l’impasse des cotisations versées par le chômeur pour faire face au risque chômage quand il travaillait encore. Ces mêmes discours se positionnent comme le gentil donateur qui fait la charité et qui est bien bon. Ils n’oublient jamais de souligner le besoin de soutenir les « plus fragiles », d’assurer donc l’assistance de ces « bras cassés ». Les auteurs de ces propos répétés à satiété expriment toujours le sentiment de bien faire pour ces Autres, pour ces êtres déjà écartés, en perte de l’humanité dont dispose le gentil donateur.
Lorsqu’un ministre indique en public que « les civilisations ne se valent pas », qu’un président ajoute qu’il ne s’agit que d’une question de bon sens et qu’un ancien ministre renchérit qu’ « évidemment » elles ne se valent pas, faut-il encore une fois entendre une nouvelle définition du bien à travers une « civilisation » qui présenterait toutes les valeurs acceptables face à l’odieux barbare, c’est-à-dire l’étranger qui n’aurait pas atteint notre degré d’humanité ? Affirmer en toute bonne conscience son humanité en dévalorisant celle de l’autre serait le nouveau bien, le bon sens face à un « relativisme » qui serait gauchiste et prétendrait à un égal respect des cultures. Pour l’ancien ministre, entre grande littérature et sociétés sans écriture, il n’y aurait pas lieu de tergiverser et il faudrait accepter que tout individu puisse établir un degré différent de « civilisation » entre le Don Giovanni de Mozart et les « tambourins » des indiens Nambikwara. A noter d’ailleurs que les indiens Nambikwara n’utilisent pas d’instruments à percussion selon l’étude de Claude Lévi-Strauss « La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara », Journal de la Société des Américanistes. Tome 37, 1948. pp. 1-132. Établir ces distinctions de cultures, de degrés de civilisation est déjà s’arroger le regard sur l’autre, le droit de le mésestimer, c’est le bon sens. Ce bons sens qui définit une nouvelle normalité, celle d’estimer sa culture supérieure à celle de l’autre, de considérer l’autre moins humain que soi-même. Ce bon sens permet de considérer l’anormalité comme normale et d’accepter l’inacceptable.
Comme le souligne fort justement Alexandre Jardin dans son livre « Des gens très bien », « l’exceptionnel, dans le crime de masse, suppose le renfort de la normalité. Le pire exigea la mise en place de croyances patriotardes et sacrificielles sincères propres à dissoudre la culpabilité. La criminalité de masse reste par définition le fait d’hommes éminemment moraux. Pour tuer beaucoup et discriminer sans remords, il faut une éthique. » Il faut avoir le renfort d’une normalité affirmée dans le fait de considérer l’autre comme inférieur. Il faut que cette pensée pleine de bon sens s’enracine profondément et évidemment dans les esprits. Il faut que la chosification de l’Autre soit normalisée pour ne pas casser son équilibre moral. Il faut avoir foi dans sa plus grande humanité pour considérer en toute bonne foi que l’autre présente un moindre degré d’humanité. Pour justement continuer sans flancher dans cette morale du bon sens. C’est une éthique à fond renversé qui commence à s’établir ainsi.
Alexandre Jardin ne rappelle pas dans son livre toutes les germinations de haine antisémite qui ont précédé la solution finale et l’acceptation en toute bonne conscience de cette solution comme un moindre mal… parce que tel n’est pas le propos de son livre. Mais restons toujours vigilants et refusons les germes d’une folie toujours possible qui serait proclamée comme du bon sens.
Les discours sur ces vilains grecs tricheurs et feignants qui doivent donc assumer aujourd’hui les conséquences de leurs actes par des politiques de rigueur pullulent et permettent de ne pas interroger les origines exactes de la situation grecque, de l’écarter. Mais ces discours du bien ne permettent-ils pas de ranger les Grecs dans une autre humanité que nous ne voudrions pas pour nous-mêmes, donc de leur imposer en toute bonne conscience la misère et l’accroissement inexorable des inégalités, d’accepter qu’un peuple puisse vivre des poubelles alors même que nous prônions notre union dans l’Europe hier encore. Les pays du sud de l’Europe unie avant-hier sont devenus des « PIGS » dans le vocabulaire de certains journalistes. Transformer un peuple en cochon est-il admissible ? Est-ce que ce discours qualifié de la responsabilité et du moindre mal sent très bon ? Tout en se situant dans une autre histoire, le livre d’Alexandre Jardin renforce mes interrogations actuelles parce que les rouages peuvent se répéter à l’infini dans la mécanique de l’humain et de la déshumanisation en toute bonne conscience et avec le meilleur des « bon sens ».
Les mots ont un sens. Et Alexandre Jardin rappelle ceux prononcés par son grand-père et qui lui ont pour la première fois de sa vie donné froid devant cet homme-là. Le Nain jaune était alors devant la fenêtre et parlait à sa maîtresse Zouzou en évoquant la « petite juive » qui avait mis le grappin sur l’un de ses fils. « Oh rien de bien méchant… de l’antisémitisme “convenable”, celui qui paraît acceptable et légitime entre soi, ce racisme bourgeois qui considère implicitement le Juif comme l’intrus des sociétés, des nations et des bonnes familles ». Les mots assignent. Les mots construisent les places respectables, les strapontins et les linceuls.
Comme l’écrit Alexandre Jardin « quand on tolère l’idée que des êtres ne font pas partie d’une commune humanité, le processus du pire s’amorce. La chosification d’autrui permet tout. Cela commence par le SDF que l’on enjambe un soir d’hiver sur un trottoir et cela se termine à Auschwitz ».
BBLR
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