• Des gens très bien - Alexandre Jardin - Grasset (2010)

    Des gens très bien - Alexandre Jardin - Grasset (2010)Alexandre Jardin abandonne ici son masque d’écrivain enjoué, lumineux et léger. Celui qu’il a longtemps porté, à l’instar de son père, pour pouvoir vivre avec le passé « jardinesque ». Mais Alexandre Jardin ne veut plus vivre des accommodements avec l’histoire.

    Son grand-père était directeur de cabinet de Laval aux pires heures de l’histoire, entre 1942 et 1943. Jean Jardin se trouvait aux commandes du pouvoir le jour de la rafle du Vel d’Hiv, le 16 juillet 1942. Il côtoyait les principaux dirigeants du IIIe Reich en France et comptait parmi les huiles du gouvernement de Vichy. Mais il est passé à travers les mailles de l’épuration et n’a pas été inquiété par la suite. Personne n’a entaché son honneur et ne lui a fait le moindre reproche sur son passé, pas même le couple Klarsfeld ni son biographe Pierre Assouline. Jean Jardin est toujours apparu comme quelqu’un de très bien, un personnage honnête et respectable, moralement droit et intègre. Mais pourquoi a-t-il accepté de rester dans cette fange, pourquoi n’a-t-il pas démissionné le 16 juillet 1942 ? Comme le souligne son petit-fils « sans doute – aussi révoltant cela puisse-t-il paraître – parce qu’il crut faire le bien, selon son code éthique aussi rigoureux qu’éloigné du nôtre ; ou le moindre mal ».

    Le fils de Jean, Pascal Jardin, rêveur épris de littérature, contribua à magnifier le personnage paternel, à en faire un honnête homme tout en exhibant son passé. Dans un roman enlevé, « Le Nain jaune », Pascal Jardin surnommé « Le Zubial », détourna avec humour le passé vichyste de son père. Il « confectionna pour se protéger – et nous soulager – d’une réalité irrespirable un récit antitraumatique, une ahurissante fiction soignante ». Ce roman paru en 1978 fut alors acclamé par une presse quasi unanime dans une France qui n’avait pas encore ouvert les yeux sur son propre mythe national. « L’Académie française – jamais en retard pour jeter un voile de belle prose sur le pétainisme qui lui tenait lieu de seconde nature – (…) jugea opportun de décerner à papa son Grand Prix du roman ». Dans ce numéro de magie, le cirque médiatique permit d’éviter aux enfants Jardin mais aussi à la France de s’interroger sur ses actions de la veille. Comme le souligne Alexandre Jardin, « l’époque baignait encore dans le voisinage du degré zéro de la lucidité ». Et personne ne demanda à Pascal Jardin sur le plateau télé de Pivot ce que pouvait bien faire un directeur de cabinet de Laval en 1942.

    Le Nain Jaune pouvait-il ignorer le sort réservé aux Juifs ce 16 juillet 1942 alors même qu’il se trouvait au sommet du pouvoir ? Pouvait-il ne pas être antisémite alors même qu’il relisait les textes du gouvernement de Vichy, qu’il annotait les statuts sur les Juifs en France et qu’il baignait dans la propagande collaborationniste ?

    Derrière sa façade enjouée et ses rires en cascades, ces questions n’ont cessé de tarauder Alexandre Jardin depuis sa jeunesse. Il a dévoré en secret tous les livres, tous les écrits qui permettaient d’éclairer ce moment de l’histoire où sa famille a basculé dans le camp de l’inacceptable. Alexandre Jardin a décidé d’interroger cet héritage de collaboration assorti de bonne conscience, du sentiment d’avoir bien fait, ou tout au moins d’avoir fait au mieux.

    Son livre ne peut laisser indifférent. Il souligne le besoin de parfois trahir pour ne pas se trahir, pour ne pas se perdre en route et se casser intérieurement. Je n’adhère pas à son analyse d’une moralité et d’un altruisme de gens très bien qui se trouvent à franchir le Rubicon d’une « morale universelle » à certains moments sombres de l’histoire. Quelle est cette « morale universelle » en perpétuelle évolution qui s’est trouvé redéfinie pendant ces années noires ? Quelle est-elle d’ailleurs aujourd’hui ? Mais Alexandre Jardin interroge sur cette notion de « gens très bien ». Plus encore il nous questionne aussi personnellement et de manière très actuelle sur notre conception du bien, sur le danger à s’accaparer le « bien » ou à définir le « moindre mal ». (cf. Pensées vagabondes pour ces interrogations). A la manière du judaïsme le plus souriant décrit par Alexandre Jardin après sa rencontre avec Marc Alain Ouaknin et le Talmud, il pousse au « savoureux bonheur d’apprendre à ne plus savoir ce que je croyais connaître ». À répondre à nos interrogations par d’autres questions pour nous « décalcifier l’esprit ». Ne jamais être sûr de ses certitudes et toujours les interroger, n’est-ce pas la condition première de notre vigilance face au bien ou au « moindre mal » ? La recherche très personnelle d’Alexandre Jardin nous invite à toujours garder les yeux ouverts sur notre passé à l’heure où certains invoquent la nécessité de valoriser cette histoire, quitte à la mystifier. En effet, « si nous ne sommes pas coupables des actes de nos pères et grands-pères, nous restons responsables de notre regard ». Merci pour cet écrit !

    BBLR

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