• Les maires de Gray vus par Lucien La Ruche, 1965

    Les maires de Gray ont été décrits par Lucien LA RUCHE en 1965. Il dépeint essentiellement le portrait de son père, le sénateur-maire Moïse LÉVY.

    L’exemplaire numéro 5 est dédié à son fils Francis et l’exemplaire numéro 10 à sa femme Germaine qu’il surnommait Cricri.

     

    CONTRIBUTION à L'HISTOIRE de GRAYLes maires de Gray par Lucien La Ruche, 1965

    (déposé à la Bibliothèque Municipale de Gray)

    SILHOUETTES de MAIRES de GRAY

    1900 - 1940

    vues par Lucien LA RUCHE

    tiré en 12 exemplaires n°s de 1 à 12

    1965 

     

         Vous trouverez ici des souvenirs, jetés sur le papier de mémoire, sans documents (1). Si vous leur accordez un quelconque mérite, ils le doivent au recul du temps, qui apporte détachement et impartialité.

         Il y avait vers 1900 à Gray deux partis politiques ou deux tendances d'esprit : réformiste et réactionnaire, d'à peu près égale force. Entre eux, les indépendants qui n'étaient inféodés à personne et qui en somme faisaient la majorité ; selon leur vote, ils apportaient la décision. Dans les élections, il fallait "mettre la main sur le flottant", dixit Couyba qui était un maître-manœuvrier.

     

         Le Docteur Maurice SIGNARD était le type du républicain sincère, d'aspect un peu sévère. Foncièrement honnête et loyal.

         Par doctrine, il voulait le développement de l'instruction publique. Sur le plan local, il fut aidé par an ami de toujours, Moïse LEVY, qui négocia pour la Ville, l'achat de la propriété Watelet où fut créée l'Ecole Supérieure de filles, ainsi que l'acquisition du Château où fut installé le Musée. Les adversaires de Moïse Lévy ne manquaient pas d'insinuer qu'il y avait un intérêt ; or, Moïse Lévy ne tira jamais profit d’aucune opération avec une quelconque administration. Les mêmes, dans leurs polémiques, traitaient Signard de Sectaire ; et Moïse Lévy le défendit vigoureusement dans des articles signés Biaise des Perrières.

     

         A la mort de Signard, Couyba, sénateur, considéra l’arrondissement de Gray comme son fief. L'administration préfectorale était à sa dévotion. Les comités qu’il formait étaient composés d’amis manquant d’envergure, mais tout dévoués à sa personne. Charles Couyba était .un poète délicat et un chansonnier de talent ("Manon, voici le soleil…", sous le pseudonyme de Boukay) ; ses vers étaient mis en valeur par une musique charmante de Paul Delmet. Ayant le goût du théâtre et de la mise en scène, il voulut dans la politique locale jouer au dictateur : les "comitards" choisissaient les candidats aux élections, même aux élections consulaires.

         C'est ainsi que Fernand RAGALLY devint maire de Gray. Ragally, qui était député, avait un abord franc, mains tendues, prêt à trinquer et à transmettre les sollicitations au grand patron. La formule de l’époque était : le "droit" pour tous et les faveurs pour les amis ; souvent les régimes changent, les méthodes restent et les systèmes ne varient guère.

         Les électeurs moyens se reconnaissaient en lui et il pouvait sincèrement leur dire : "en votant pour moi, vous votez pour vous". Aimé à la campagne, où il y était bien connu de par sa profession de vétérinaire, il y était plus suivi qu'en ville. Il n’a jamais posé pour un maître d'éloquence ; à une réunion au théâtre, où Couyba n'arrivait pas à se faire entendre, Ragally reprenait son leit-motiv : "tout un chacun il faut qu'il puisse parler” ; et Couyba de hurler : "je ferai votre bonheur malgré vous”. But honorable, mais combien difficile à atteindre.

         Comme maire de Gray, Ragally fit ce que faisaient alors les maires des petites villes avec les subventions de l'Etat : un hôtel des Postes et un nouvel abattoir.

         Le règne de “la coterie”, comme on disait aimablement alors, ne pouvait s'éterniser. Couyba c'était fait nommer Conseiller général de Gray ; il avait demandé à son ami Fernand de faire l'échange de son canton rural contre celui de Gray ; mais Ragally n'accepta pas : il repoussa vertueusement son offre, ne voulant pas lâcher le sûr pour l'incertain.

         Moïse Lévy, alors évincé du conseil municipal, fut poussé à l'action notamment par Drouot, avocat de talent qui cherchait la bagarre pour gagner un siège au Parlement (2). Moïse Lévy décida de se présenter au Conseil Général de Gray contre Couyba. Il faillit le battre. Du moins, les résultats des élections de la Ville de Gray lui donnèrent des espoirs pour les élections municipales. Il constitua une liste d'union des intérêts Graylois : c'est ainsi qu'avant 1914, il fit passer une majorité de sa liste et devint maire de Gray.

     

         Moïse Lévy resta maire jusqu'à la seconde guerre mondiale avec quelques éclipses dues à des haines partisanes, et à des coalitions de toutes nuances. Les passions et les ambitions politiques n'ont rien à faire avec le bien public. De même, au conseil général où il avait été élu.aprés la guerre, il connut la disgrâce pendant un mandat, ayant été battu par le docteur Jacquot : il dut "en avaler des couleuvres” !

         Il y a eu donc deux maires de Gray "de passage" occasionnels ou épisodiques, si vous le préférez.

         FAIVRE, directeur de l'Ecole communale, a laissé la réputation d’un homme probe et honnête.

         Couyba avait abandonné l’enseignement pour la carrière politique ; un ancien directeur d'Ecole, Philippe avait bien tenté de se jeter dans la politique. Et pourquoi cas moi, pouvait-il se dire ? Ses adversaires (qui n'en a pas ?) l’appelaient le mandarin, parce qu'il était fonctionnaire, entouré de fonctionnaires, soutenu par des fonctionnaires. Mais diriger correctement une école ne donne pas nécessairement les qualités de dynamisme qui sont nécessaires pour réveiller une ville endormie dans les souvenirs de son passé.

         CHATEAU, était un homme d'aspect pacifique et s'occupait de sociétés locales, notamment de musique. Il menait ses propres affaires, avec difficultés et rien ne le prédisposait à la conduite des affaires publiques. Effacé, il n'avait pas de grands desseins.

     

         Avant, pendant et après la guerre de 1914, MOISE LEVY, maire de Gray voulait être équitable avec tous ses concitoyens, qu’elle que soit leur opinion. Il avait comme amis, aussi bien un ouvrier socialiste comme le fontainier de la Ville Tholy que le curé de Gray Louvot, d'un libéralisme éclairé ; il eut des fidèles comme Brocard, Butaud, le docteur Brusset, Jules Pichat et bien d'autres.

         Pour lui, être maire, c'était être le premier serviteur de la cité et en même temps, un animateur. Il eut des collaborateurs actifs : comme adjoints Georges Bresard, d'une vieille famille Grayloise (3) et Louis Cardon, qui s‘était fait lui-même ; comme agents voyers, Claude Pavet, puis Claudon ; comme secrétaires de mairie : Collot puis Benoit. A la Caisse d'Epargne : Coudry. Au refuge : Mme Pralon.

         Il disait "Gray La Jolie" et il la voulait telle. Il veillait à la propreté des bâtiments et des rues (le toit de l'Hôtel de Ville fut restauré et le théâtre rénové) ; une plage sur la Saône fut aménagée ; et il voulait apporter à sa ville natale des éléments de prospérité.

         La question de l’enseignement, de son développement se posait toujours à l'époque. Ce problème intéressait particulièrement Moïse Lévy : il aurait pu en effet être professeur, ayant obtenu le certificat de Cluny (sciences) (4), certificat qu’avait par exemple son ami Deckerr, excellent professeur de mathématiques au collège. Disciple de Jules Ferry, il était dévoué à l’école publique, qu'il voulait absolument neutre, du point de vue politique et religieux. Aimant les libertés, y compris la liberté de l'enseignement, il les voulait pour tous : il considérait que l’enseignement religieux, hors de l’école, dépendait uniquement de la volonté des parents et était de la seule compétence des prêtres.

         Il fit agrandir l’Ecole Edmond Bour et créa des Ecoles maternelles. La question du collège ne se posait pas : son effectif étant très réduit : il n’était pas mixte alors et il y avait peu d’élèves venant de la campagne ; son agrandissement est devenu nécessaire après la libération en raison de la vague croissante de la natalité et du besoin d'instruction ressenti dans tous les milieux.

         Le musée "Baron Martin de Gray” reçut une impulsion nouvelle. Son ami Pigalle, ancien Préfet, petit-fils du Baron Martin de Gray se passionna avec le maire, pour parfaire son installation ; il donna une collection de Prudhon (peintre qui vécut quelques années à Rigny) et des impressionnistes amis de lui-même et de Besnard. D’autres Graylois léguèrent au musée des peintures et du mobilier ancien, notamment Mme Billardet, Melle Petiet etc. ; le tout fut mis en valeur dans ce cadre magnifique. Moïse Levy fut aidé par des conservateurs dévoués : Roux, artiste-peintre, Emile Weber professeur de dessin au collège, puis Camille Rochard, bibliothécaire et professeur de latin au collège.

     

         Moïse Levy avait un esprit clair, des idées pratiques et l'expérience des affaires. Avec opiniâtreté, il travailla au développement industriel de Gray, étant persuadé d’ailleurs que le progrès économique conditionnait le progrès social.

         Il ne ménagea pas ses efforts pour installer à Gray des usines à une époque où les hommes politiques n’étaient guère axés sur ce problème : c’était le temps où Couyba, homme de lettres, avait été promu ministre du commerce, par la grâce de Caillaux.

         Moïse Levy aida pendant la guerre de 1914 Félix Gouvy, de Dieulouard, à s'installer à Gray. Il décida Sauvegrain de Roanne à créer un tissage, puis l’I.R.C.B. de Saint-Vit à faire des ateliers aux Magasins Généraux. A la place du moulin qui brûla, il fit une centrale électrique.

         Il rédigea une notice illustrée et traduite en anglais pour souligner les avantages qu’offrait Gray pour des fabriques de transformation, des entrepôts et commerces de réexpédition. Après son échec pour le passage par Gray de la ligne ferrée de Simplon, tous ses espoirs s’étaient portés sur la Saône. Gaston Gloriod, polémiste ardent, se moquait et disait : "Moïse croit avoir créé la Saône". Il y voyait la voie de notre salut.

         S’il avait vécu après la seconde guerre mondiale, il aurait porté ses efforts de propagande sur l’axe fluvial du Rhône au Rhin par la Saône, reliant la méditerranée à la mer du Nord, en s’associant aux hommes clairvoyants de notre région, tels qu’Edgar Faure et Jeanneney, fils de l’ancien Président du Sénat. Cette réalisation n’est pas seulement utile pour Gray ; elle est nécessaire pour l’aménagement du territoire et pour la création en France d’un axe économique européen (5). Dès la libération, il aurait fait une zone industrielle inter-communale.

     

         Il avait du cœur, un élan social généreux : il était la bonté même. Il accueillant chaleureusement les humbles, à qui il ne disait jamais : non ou impossible ; il leur donnait l’espoir et réussissait souvent dans des cas désolants, particulièrement difficiles.

         Il fut le bras droit de Massin, notaire à Dijon, chargé par la famille Cournot-Changey de créer un Asile de Veillards.

         Il fut l’ami d’Amédée Denis, d’Arc les Gray, qui, par son premier don à l’œuvre de l’allaitement maternel
    de Paris, permit de fonder aux Capucins le Refuge Maternel (auquel lui-même donna une propriété voisine pour les enfants en bas-âge) ; récemment l’œuvre de Paris fut absorbée par l’Assistance publique et le refuge passa alors aux Hospices de Gray.

         Il eut toujours la plus grande sollicitude pour les Hospices, en accord toujours avec la supérieure et les religieuses : c’est à son époque que date le legs de Madame Revon.

     

         Ses préoccupations municipales, il les transporta sur le plan parlementaire, quand il fut élu sénateur sur la liste du Président Jeanneney. Il n’était pas un partisan et se ralliait à ce qui lui semblait équitable : "souvent les théories sont justes dans ce qu’elles affirment et fausses dans ce qu’elles nient".

         Il s'intéressa spécialement aux artisans. Il déposa une proposition de loi, qu'il rapporta, pour limiter la création des salons de coiffure et mettre de l'ordre dans la profession. Elle devint une loi.

         Emu par la grève des dockers de Marseille, menée par des étrangers, il déposa une proposition de loi pour les empêcher d’influencer les ouvriers français : face à la menace de guerre la cohésion nationale devait être resserrée.

         Pour le commerce, il déposa une proposition de loi sur le Registre du Commerce, pour le rendre plus efficace, proposition qui fut reprise ultérieurement.

         Il chercha à donner aux organisateurs économiques un plus grand rôle dans la politique économique du pays et l'élaboration des lois les concernant ; il déposa une proposition de loi, dont il fut rapporteur, pour créer une assemblée des Présidents de chambre de commerce : on en fit une loi.

         Il ne perdait pas de vue les questions municipales : il déposa une proposition de loi pour l'inscription de l'acte de naissance : on en fit une loi.

     

         La guerre arrêta son rôle parlementaire.

         Nos revers militaires ne peuvent être imputés aux parlementaires, qui n’ont jamais refusé de crédit. Pour une bonne part, ils sont dus à nos trop vieux chefs militaires qui n'ont pas assez tenu compte des leçons de 1914 et qui n'ont pas crée des corps de chars et d'avions puissants et ayant entre eux une étroite liaison.

         A son poste de maire, à l’arrivée des allemands à Gray, il fit son devoir ; c'est ainsi que malgré les instructions allemandes, il donna au Capitaine des Pompiers Pelot l’ordre écrit d’arrêter le feu Place de l’Hôtel de Ville.

         Convoqué au Parlement à Vichy, il partit de Gray en auto, avec son fidèle Secrétaire Emile Bautz ; et vu les circonstances et non sans avoir pris conseil du Président de l’assemblée, et de nombreux amis comme le sénateur socialiste Bon, en dépit de l’entourage alarmant du ténébreux Laval, il vota les pouvoirs à Pétain pour la seule raison que, pratiquement, il n’y avait rien d’autre à faire, en attendant la délivrance du pays.

         Il revient à Gray où il fut révoqué par le Préfet de ses fonctions de maire, puis expulsé de sa maison par les allemands. Il se réfugia à Paris et ne dut qu’à sont état de santé précaire de ne pas être déporté (il ne manquait pas de jouer à l’agonisant lors des visites de la Gestapo).

         Il eut la tristesse de connaître la déportation de son fils René, qui lui ressemblait tant ; mais il n’apprit pas heureusement sa fin horrible à Auschwitz à la chambre à gaz.

         Ce vieux lutteur qui avait combattu de toute son énergie pour Gray, cet animateur infatigable, ayant le don de persévérer, ce libéral indomptable, s’éteignit à Paris, où il était seul avec sa compagne ; elle l’a soutenu jusqu’au bout de son courage égal au sien (6).

         Il n’eut pas la joie d’apprendre le débarquement allié en Normandie ; mais, à aucun moment, il ne désespéra. Il conserva toujours intacte sa foi dans les destinées de la Patrie et dans la sauvegarde de la civilisation (7).

     

    Lucien LA RUCHE

    1965.

     

    NOTES

    (1) Pris pendant l’occupation : vous pardonnerez donc les omissions involontaires.

    (2) Le slogan de Drouot dans sa première campagne fut :

         Couyba + Ragally = 1 + 0 = 1

         Couyba + Drouot = 1 + 1 = 2

    (3) Bresard remplaça le maire au début de la guerre de 1914. Moïse Lévy, lieutenant d’infanterie (territoriale) (qui avait refusé malgré sa classe d’être rayé des Cadres) rejoignit les troupes de couverture en avant de Toul et commanda une compagnie ; atteint de rhumatismes et immobilisé il fut hospitalisé à l’Hôpital Gamma de Toul ; puis réformé et nommé Lieutenant honoraire.

    (4) Coudry, professeur au collège, lui avait dit : "tu ne peux réussir qu’en lettres".

    (5) Voir article n° 36 du 12-2-1965, Journal "Les dépêches", Journal du centre-Est à Dijon.

    (6) Des amis de la famille furent d’un dévouement total, et notamment Mademoiselle Berthe Coudry (la fille du professeur au collège), qui prêta son identité à Madame Moïse Lévy.

    (7) Il a été déposé à la bibliothèque municipale de Gray, ses rapports et propositions au Sénat, nottament ceux numéros 451 et 550 de 1937, 166 de 1939, 186 de 1937, 328 de 1938 et 288 de 1938 ; ainsi que la copie de sa lettre au chef de l’Etat Pétain du 25 février 1941 où il "élève contre la loi du 3 Octobre 1940 ; importée de l’étranger, la protestation la plus énergique. Dans la patrie de la liberté, les Français retrouveront un jour la liberté de conscience".


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