• Si c’est un homme - Primo Levi - Julliard (1987), Pocket (2012)

    Si c’est un homme - Primo Levi - Julliard (1987), Pocket (2012)Primo Levi a été déporté à Auschwitz en février 1944 ; il a commencé à penser à écrire son expérience concentrationnaire alors qu’il était encore dans le camp, le « Lager », et il a terminé ce livre en janvier 1947. Un témoignage à chaud sur la sombre froideur mortelle du Lager, écrit avec une chaleur humaine palpable et une simplicité lumineuse.

    Primo Levi est fait prisonnier par la Milice fasciste en décembre 1943 ; il a 24 ans. C’est en entrant dans les wagons qui devaient les mener au Lager que Levi et ses 650 compagnons d’infortune furent confrontés à l’absurde : « C’est là que nous reçûmes les premiers coups : et la chose fut si inattendue, si insensée, que nous n’éprouvâmes nulle douleur ni dans le corps ni dans l’âme, mais seulement une profonde stupeur : comment pouvait-on frapper un homme sans colère ? ». Les Allemands ou ces Allemands ? La confusion est possible pour les survivants et leurs proches. La sortie des wagons plombés fut rythmée par « ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent ». 

    La première vision du camp qui restera gravée à jamais : « une grande porte surmontée d’une inscription vivement éclairée (aujourd’hui encore, son souvenir me poursuit en rêve) : ARBEIT MACHT FREI, le travail rend libre ». Après la séance de désinfection et rasage, « pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond ». Qui sera cet homme dépossédé ? « ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ». « Mon nom est 174 517 ». Pas d’échappatoire, « d’ici, on n’en sort que par la cheminée ».

    Pourtant, la dignité reste un impératif vital : « ici, se laver tous les jours dans l’eau trouble d’un lavabo immonde est une opération pratiquement inutile du point de vue de l’hygiène et de la santé, mais extrêmement importante comme symptôme d’un reste de vitalité, et nécessaire comme instrument de survie morale ». Prendre soins ou reprendre conscience ? Si c’est un homme - Primo Levi - Julliard (1987), Pocket (2012)Le K.B., Krankenbau, l’infirmerie : « le K.B., c’est le Lager moins l’épuisement physique. Aussi quiconque possède encore une lueur de raison y reprend-il conscience ». « C’est dans cette baraque du K.B., au cours de cette parenthèse de paix relative, que nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée ». Au camp, nous voilà « morts à nous-mêmes avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme. » Il n’y a pas assez de mots, on n’a pas eu assez de temps pour en créer : « Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d’une âpreté nouvelle ; celui qui nous manque pour expliquer ce que c’est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche ».

    Par le paradoxe d’une inhumanité à visage humain, Levi nous rappelle que « nous découvrons tous tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n’existe pas, mais bien peu sont ceux qui s’arrêtent à cette considération inverse qu’il n’y a pas non plus de malheur absolu » et que « ce sont justement les privations, les coups, le froid, la soif qui nous ont empêchés de sombrer dans un désespoir sans fond ». Et les malheurs se superposent plus qu’ils ne s’additionnent, « car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s’additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante ». Lorsqu’on se met à penser, ce qui est exceptionnellement possible, « pendant quelques heures, nous pouvons être malheureux à la manière des hommes libres ». Survivre n’est pas un don mais appartient à la nature humaine ; « les moyens que nous avons su imaginer et mettre en œuvre pour survivre sont aussi nombreux qu’il y a de caractères humains ». Celui qui est au camp depuis quelques mois acquière la sagesse du « vieux prisonnier » : « notre sagesse, c’était de “ne pas chercher à comprendre”, de ne pas imaginer l’avenir, de ne pas nous mettre en peine pour savoir quand et comment tout cela finirait : de ne pas poser de questions, et de ne pas nous en poser ». Un homme prie après n’avoir pas été sélectionné pour la chambre à gaz ; « est-ce qu’il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour ? Est-ce qu’il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd’hui est une abomination qu’aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l’homme a le pouvoir de faire ne pourra plus réparer ? Si j’étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre ». Dans le camp, demain n’a plus de sens : « savez-vous comment on dit “jamais” dans langage du camp ? “Morgen früh”, demain matin ».

    Si c’est un homme - Primo Levi - Julliard (1987), Pocket (2012)

    La foi en l’homme reste cependant possible à travers des rencontres singulières. De corvée pour aller chercher la soupe accompagné de Jean, un Alsacien totalement bilingue français-allemand, Primo Levi vole en chemin quelques instants de liberté en lui apprenant quelques phrases en italien. Quelles phrases ? Des bribes de souvenirs de Dante, La Divine Comédie. Lui vient alors « une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui… » : « Jusqu’à tant que la mer fût sur nous refermée ». Primo Levi fait d’autres rencontres salvatrices. C’est « à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres (…) ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant ». « C’est à Lorenzo que je dois de n’avoir pas oublier que moi aussi j’étais un homme ».

    GLR

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