• Tout, tout de suite, à lire bien plus tard ou… - 18 février 2012

    Je viens de finir un roman (voir Livres) qui me laisse un goût un peu amer en bouche. Cette amertume correspond à l’état d’esprit que l’on instille dans l’hexagone depuis plus de dix ans. Le livre, lui, s’intitule « Tout, tout de suite » et son auteur s’appelle Morgan Sportès.

    Exposé apparemment objectif de l’enlèvement, de la séquestration pendant vingt-quatre jours, de la torture et de l’assassinat d’Ilan Halimi, ce roman-enquête entend saisir au jour le jour l’effroyable histoire de ce qui a ensuite été appelé « le gang des barbares », ou plutôt un groupe composé de bric et de broc en banlieue parisienne. Le chef de ce groupe hétéroclite veut « tout, tout de suite ». Et pour cela il imagine un enlèvement improbable afin d’obtenir une rançon de la famille. Ce chef improvisé, dominant un groupe de « petits » de sa cité qu’il terrorise, tremblant devant les « grands » du 93 venus lui apporter un soutien, se révèle un piètre stratège affolé et un individu dangereux. Persuadé que tous les juifs sont riches et que s’ils ne le sont pas, ils constituent une communauté soudée qui s’entraidera pour payer la rançon, ce piteux chef emmène son groupe soudé par la peur dans sa démence. Chosifiant l’« Autre », celui auquel ont été enlevés les vêtements et dont le visage a été emmailloté, ils le déshumanisent jusqu’à le tuer.

    Certes, Morgan Sportès nous permet de suivre pas à pas le parcours de ces jeunes pris dans un engrenage de folie. Il nous fait saisir à travers les trajets et les dialogues de chacun des protagonistes la bêtise et l’inconscience des actes, tout autant que la lâcheté des adultes qui se taisent lorsqu’ils savent. Morgan Sportès a souhaité décrire seulement.

    Mais peut-on écrire sans poser son propre regard sur cette histoire ? Morgan Sportès porte des jugements incessants sur les personnes de ce groupe et la société qui conduisent à indisposer le lecteur. Lorsqu’il relate l’histoire du chef du groupe, il ne peut s’empêcher d’y ajouter une vision déterministe. « Ses parents se contentent de leur sort, pas Yacef ». A partir des propos de Yacef, il réinvente sa pensée même. Ainsi lorsque Yacef dit « ça fout la haine de voir sa mère torcher les chiottes », Morgan Sportès en déduit que « le sort des siens lui fait « honte » ». De même que ce Yacef ne semble pas avoir « le sens des limites » (selon les termes de Sportès) lorsqu’il a déclaré « Mieux vaut mourir comme un lion que de vivre comme un chien ». Mais si le chef du groupe présente une nette tendance à la domination, à la manipulation et à l’insensibilité par ses actes, les propos rapportés par Morgan Sportès témoignent-ils d’une absence de sens des limites ou d’une volonté de sortir du carcan social ? Le regard porté ici, juste à ce niveau-là, par Morgan Sportès est celui d’un censeur gardien de l’ordre social qu’il est convenable de ne pas vouloir changer ni perturber.

    Ce déterminisme commence même à envahir les pages. Et certaines descriptions présentées comme purement objectives commencent à faire monter notre pression sensorielle du côté énervement. Ainsi lorsque Morgan Sportès écrit comme si de rien n’était : « A Bagneux, quelques heures plus tard, Yacef retrouve Mam’ dans un hall de la cité du Cerisier, face au terrain de basket où s’ébattent une dizaine de gamins, garçons, filles, renois, noichs et patos : futurs cailleras peut-être ? Petits Yacefs en herbe ? »

    Morgan Sportès se croit obligé d’emprunter un vocabulaire qui ne lui appartient pas en l’utilisant avec sa propre pensée. Surtout il pose un regard qui enferme et limite toute une cité au parcours d’un individu et d’un groupe halluciné. Et l’esquisse ratée d’une banlieue parisienne en trois coups de fusain assassine tous ses habitants dans le langage de domination qui fleurit aujourd’hui : « Bagneux (…) Depuis les années trente, et surtout à partir des années soixante, des cités aux immeubles d’une quinzaine d’étages, en mauvais matériaux ont proliféré, s’encastrant dans les zones résidentielles. C’est là que s’entassent les “pauvres” dont parle Mam’. Aux fenêtres, du linge qui sèche, des antennes paraboliques permettant de capter Al-Jazira. Certains appartements de deux pièces sont occupés par dix personnes, avant tout des immigrés, et quelques Gaulois : des casoces (cas sociaux). Quart-monde et tiers monde se mêlent. Le chômage, surtout chez les jeunes, y est bien plus élevé qu’ailleurs. Quelques-uns vivent d’allocations diverses, d’autres de trafic : essence siphonnée dans les réservoirs, pièces détachées de voitures volées désossées, cigarettes en contrebande, shit. On touche le RMI et on travaille au noir. La mairie, depuis le Front populaire, est communiste. » Mais ces peintures au couteau peu affuté insupportent non seulement le lecteur mais aussi le citoyen car elles semblent utiliser une histoire sordide pour lui faire dire autre chose. Morgan Sportès présente son analyse politique des banlieues à travers cette histoire. Il nous assène par exemple que la principale cause des émeutes de 2005 aurait été la menace portée pour « l’équilibre économique des banlieues » du fait de la « razzia implacable exercée par la police contre le bizness du cannabis ? » Plus loin encore Morgan Sportès nous impose son analyse sur le CPE à propos de deux personnages du groupe, sans que le lien soit bien évident. Surtout l’auteur semble vouloir nous montrer que la barbarie se situe bien là, au fond de ces banlieues. Morgan Sportès semble nous montrer l’Autre, le vrai barbare, qui serait si éloigné de nous, sans vocabulaire, sans compréhension ni culture suffisante pour saisir le monde. Mais le Barbare ne s’est jamais limité dans ces zones-là, et le plus grand barbare peut avoir une culture suffisante et même très raffinée pour organiser une solution finale. En pointant ainsi notre barbare moderne, Morgan Sportès englobe un groupe, le pointe et lui fait perdre son appartenance au groupe humain. Il le chosifie tout autant que le chef du « gang des barbares » a imanigé l’« Autre ». Il n’apporte donc rien. Sauf une analyse politique conservatrice plaquée sur une histoire sordide. Morgan Sportès aurait mieux fait d’écrire un essai, les choses auraient été plus claires.

    BBLR


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